Séraphin, mon fils,
Quand j’ai su que j’étais enceinte, j’ai tout de suite pensé à l’intervention divine dans nos vies, qui a favorisé ton arrivée. C’était le temps où tu devais et où tu pouvais arriver. C’était bon ainsi. Une bénédiction.
J’ai ensuite vécu une période qui correspond aux trois premiers mois de grossesse où je luttais intérieurement pour te faire de la place, accepter ta venue, prendre le risque de développer mon lien avec toi, croire que tu allais vivre. J’avais peur de te perdre. Céleste et Esther étaient partis avant toi, à 3 mois de vie in utero. Paradoxalement, j’avais la certitude chevillée au corps que si Dieu avait choisi ce moment pour faire éclore ta vie sur terre, alors sa main te protègerait et te guiderait tout au long de cette grossesse, et après, évidemment. Quand nous sommes rentrés de l’échographie de fin du premier trimestre, ton papa et moi, mon corps s’est autorisé à « lâcher » cette pression. Je me suis vidée sur la bande d’arrêts d’urgence de l’autoroute : la crainte partait avec le reste.
Les complications ont commencé pendant l’été, avec ce diabète, mon vieux compagnon de route depuis 23 ans, qui s’est fortement déséquilibré, et que je peinais chaque jour, chaque heure, à maintenir dans les objectifs. Il y a eu une période de plus de 2 mois où je me restreignais beaucoup sur les repas, afin de garder un équilibre glycémique le plus parfait possible. J’avais faim tout le temps, des fringales. Je mangeais peu, et je calculais au gramme près ce que je mangeais. Cela m’a coûté. Je me répétais que je faisais ces efforts là pour toi, mon bébé. Pour te donner des chances de vie en bonne santé. C’étaient aussi des mois où je partageais une grande complicité avec Elionor, ta grande soeur. Je l’ai accompagnée pour sa rentrée dans la nouvelle école, et pour de nombreux apprentissages qu’elle mettait en place. Je le faisais humblement, déjà gênée par un volume de ventre assez encombrant.
Les dernières semaines de grossesse ont été carrément insupportables. Je souffrais d’un hydramnios avec un ventre très volumineux, très tendu, et beaucoup de douleurs dans le dos, le ventre, la cage thoracique. Sur les derniers mètres, j’ai été à la maternité pour faire une ponction de liquide, pour tenter de me soulager. J’étais désespérée. L’intervention a été bénéfique quelques heures, j’ai pu dormir trois vraies nuits. Rapidement, la quantité de liquide a continué de s’accroître. J’étais épuisée. Je n’en pouvais plus.
Nous avons fait tout un chemin, ton papa et moi, pendant cette grossesse. Un chemin qui consistait à t’accueillir, toi, tel que tu es, et à laisser nos rêves et nos idéaux de côté, car ils ne te correspondaient pas. J’ai fait beaucoup de yoga, cette pratique m’a sauvée, physiquement et mentalement. Nous avons notamment vécu fin novembre un magnifique week-end de yoga prénatal ensemble, avec Julie Brunerie. A ce moment précis, nous avons pu nous préparer à ton arrivée ensemble : préparer ta naissance, sur le plan physique, physiologique, mais aussi préparer nos cœurs. Nous avons été bouleversés par beaucoup d’émotions que nous avons partagées tous les deux lors de ce week-end. Le corps et les émotions fonctionnent ensemble. C’est curieux de l’écrire ainsi, mais c’est vraiment ce que nous avons ressenti : nous nous sommes préparés à l’inattendu de la rencontre avec toi.
J’ai espéré de nombreuses fois accoucher par voie basse, pour t’accueillir sans dispositif médicaux intrusifs autour de nous, et respecter l’intimité de ce moment si fort, entre toi, ton papa, et moi. J’en ai rêvé les nuits. J’ai attendu les contractions. J’ai prié d’être soulagée et libérée de ce volume encombrant de mon ventre, qui me gênait pour dormir et pour respirer. J’ai veillé. Nous avions allumé une bougie pour t’attendre pendant l'Avent, elle se consumait chaque jour un peu plus. Tu n’arrivais pas, il était trop tôt pour toi. Le lien avec toi, je l’ai toujours gardé. Je te parlais. Je t’écoutais. J’acceptais chaque jour un peu plus de faire passer devant tes besoins et ton rythme. Quitte à supporter quelques heures de plus ma peine… Une journée de plus, rien qu’une journée. Peut-être que tu serais là demain...
Tu n’es pas arrivé par voie basse. Les équipes médicales du CHU avaient programmé une césarienne à la fin de la 38e semaine, après avoir discuté longuement avec nous et entre professionnels. Ton poids était estimé supérieur à 4 kg, et différents paramètres médicaux faisaient craindre un accouchement voie basse compliqué. Nous avions donc rendez-vous le vendredi 3 janvier à 7h30 au CHU, à la maternité. Nous avons confié Elionor à nos amis, Delphine et Olivier, pour la nuit du jeudi au vendredi. Nous savions ta grande sœur en sécurité, physique et affective, avec eux. Nous nous sommes levés avec émotion vendredi 3 janvier au matin. Nos affaires étaient prêtes. Nos cœurs étaient affûtés. Nous allions te rencontrer dans quelques heures. Nous étions impatients, émus, nous avions de l’appréhension.
Dans la voiture, pour aller à la maternité, je te parlais, j’écoutais des musiques qui engagent au courage, au combat du guerrier qui a rendez-vous avec la vie. Je te disais que nous allions nous rencontrer que j’allais pouvoir te prendre dans mes bras. Je n’ai pas prononcé un mot. La gorge était nouée. Mais le cœur était ardent.
Nous avons tout de suite été pris en charge par les équipes. Il y avait un temps assez long de préparation et d’examens avant l’intervention. Je te guettais. Je t’attendais.
Nous avons revêtu les vêtements de la maternité. Papa avait une tenue spéciale pour rentrer au bloc opératoire. Moi, j’avais la traditionnelle chemise d’hospitalisation, que j’ai quasiment enlevée pour l’opération, car j’avais précisé aux équipes mon souhait de t’accueillir en peau à peau sur ma poitrine, juste après ta sortie.
L’anesthésiste est arrivée. Dr Ana Roge, une femme fabuleuse. Elle m’a pris la main avec douceur et m’a fait déambuler dans des couloirs froids et bleus. Elle m’a montré l’endroit où tu serais accueilli et où l’on procéderait aux premiers soins et aux premiers examens. Il y avait un petit chauffage qui ronronnait. Tu étais attendu. Avant d’ouvrir la porte sécurisée du bloc opératoire, elle m’a regardée dans les yeux et m’a dit : « vous avez un rendez-vous important, dans cette salle, êtes-vous prête ? » J’ai acquiescé de la tête en silence. J’étais concentrée. Je pleurais. Tendue vers l’objectif : te rencontrer.
Je me suis installée dans cet univers froid et aseptisé, accompagnée par cette médecin, qui m’a invitée à fermer les yeux, à rester dans ma bulle avec toi, et à respirer calmement. Cela a duré une bonne trentaine de minutes, il y avait de plus en plus de monde qui entrait dans cette grande salle du bloc, chacun prenant son poste et préparant ses instruments. Les machines commençaient à biper. Le produit de la rachi anesthésie m’a réchauffé les jambes. Je ne sentais plus le chaud et le froid. J’étais sereine. Solide. Souveraine. Sure de notre rencontre imminente. J’étais en lien avec toi. Dans notre bulle. Je n’entendais plus les voix et les bips. Toi seul comptait. Tu allais naître. J’allais te rencontrer. Quelle intensité !
Ton papa est arrivé dans la salle du bloc. C’était le signal. Tu allais nous rejoindre dans très peu de temps. Plus que quelques minutes. Yannick était à côté de ma tête, à droite. Nous nous sommes souris. Nous avions le cœur brûlant.
Le docteur Roge était de l’autre côté de ma tête, à gauche. Elle guidait chaque étape, et coordonnait les interventions entre les équipes de gynécologie, d’anesthésie, et de pédiatrie. Elle m’expliquait à voix basse ce qui se passait. Calmement. Je sentais absolument tout. L’ouverture. Une couche, deux couches, trois couches. Les mouvements. Puis, chaque étape de ta sortie, que j’ai accompagnée, en poussant, guidée par la gynécologue qui pratiquait la césarienne.
Nous t’avons vu arriver progressivement, au travers de la petite fenêtre du champ opératoire. Ta tête. Une poussée. Un souffle long. Je fermais les yeux, je ne te voyais pas encore. Ton épaule gauche. Une poussée. Un souffle long. Ton épaule droite. Une poussée. Un souffle long. J’ai ouvert les yeux car Yannick criait : il te voyait, il t’appelait. Je t’ai vu et je t’ai reconnu. Tout le reste de ton petit corps est arrivé d’un coup, avec ma dernière poussée. Tu étais la. Nous te voyions par la petite fenêtre. Nous étions fous d’amour. Électrisés de te voir. Tu étais encore relié a moi.
Les yeux fermés, les poings serrés, le corps redressé, la tête tendue vers le Ciel, tu as poussé ton premier cri. Tes poumons se sont remplis. Nous pleurions et nous riions en même temps. Nous t’appelions, en criant. « Séraphin » ! « Sois le bienvenu » !
Il n’y avait que toi. Je te fixais, tu étais encore un peu violet du vernix qui te recouvrait. Je ne voyais aucun autre détail que toi. Mon fils. Vivant. En bonne santé. Enfin ! Les gynécologues ont invité ton papa à se lever pour passer son bras au-dessus du champ stérile, et couper le cordon. Je le sentais vibrer, trembler, demander confirmation, hésiter, puis… trancher ! Tu faisais tes premiers pas sans moi, en hurlant que tu voulais vivre. Tu étais arrivé jusque-là pour nous dire le miracle de la vie. Cette vie qui prend le pas sur les inquiétudes et sur les douleurs. Cette vie que nous avions attendue. J’étais bouleversée. Ton papa aussi. Il pleurait et tremblait. Moi aussi, je crois. Nous étions 4 maintenant. Nos vies avaient basculé.
L’auxiliaire t’a emmitouflé dans une couverture bien chaude et t’a recouvert d’un petit bonnet. Elle t’a déposé contre mon visage, nos peaux se touchaient, nos souffles se mélangeaient, tu étais sur moi, ta langue cherchait ma peau. Je te couvrais de baisers et de larmes mélangés. Contre nos deux visages tout proches, avec celui de ton papa, tu t’étais apaisé. Nous avons goûté 20 minutes de vie intense qu’aucun mot ne décrit fidèlement. Une (re)connaissance. Nous t’accueillions enfin dans notre foyer, physiquement. Comme des mammifères qui reconnaissent leur petit, nous posions ce sceau sur ta tête. Tu es un membre de notre famille, tu y as toute ta place. Les équipes qui ont permis ta naissance s’étaient retirées pour nous laisser vivre ce moment d'intimité. Nous étions tous les trois. Il n’y avait que nous trois.
J’ai écrit cette histoire en détail pour honorer ton arrivée parmi nous. Tu m’entendras trop souvent me plaindre des douleurs ou de l’attente qui était si longue. J’ai eu peine à en trouver le sens, sur le moment. Cette grossesse était pénible sous bien des aspects. Mais l’instant de cette rencontre avec toi a tout sublimé. Instantanément. C’est ce que j’ai voulu décrire. Cette naissance était fabuleuse. Nous avons tous les trois joué notre partition : acteurs, concentrés, déterminés pour que la vie triomphe ! Et la vie a circulé ! Je n’oublierai jamais ces instants si vibrants et chauds de ta naissance. La rage de la vie nous avait saisis tous les trois.
Que le chemin qui s’ouvre alors continue de pétrir nos cœurs et nos corps, pour davantage de vie qui circule en nous et entre nous.
Je t’aime de tout mon cœur de maman.
Madeleine